Nous aimons à manier...




Linéament/Lineamento.
Atelier, Paris 2014.

Nous aimons à manier les oppositions binaires. Là réside l’armature de toute pensée mais aussi, et dans bien des cas, une facilité qui se donne des allures de dialectique. Le domaine artistique n’y échappe pas, traversé qu’il est par d’antiques disjonctions sur lesquelles se sont appuyés de puissants débats : graphisme/peinture, dessin/couleur, abstrait/figuratif...
L’origine des mots dit pourtant autre chose et nous ramène à un archaïsme fait non de confusion mais d’identité. Ainsi le terme grec graphein qui signifie tout à la fois écrire, dessiner et peindre. Égal élan et précision d’un geste qui incise, trace ou cerne. Semblable pensée qui guide la main (à moins que ce ne soit l’inverse), invente des signes et les moyens de leur transcription. «Écrire et dessiner sont identiques dans leur fond » rappelle Paul Klee (1), qui ouvre une voie bientôt suivie d’autres peintres, tels Hans Hartung, Cy Twombly ou Antoni Tàpies, pareillement soucieux d’abroger les séculaires clivages et de retrouver la puissance figurale derrière le code linguistique. Même fond mais pas même histoire, car la voie du dessin et de la peinture, non enfermés dans les limites étroites d’un système clos, pas plus assujettis à la linéarité de l’écriture qu’à son exigence de lisibilité, est assurément celle de la liberté expressive et de l’expérimentation créatrice.
Les récentes séries de Cécile Donato Soupama rassemblées sous le titre Linéament se jouent des séparations entre graphique et pictural. Sur des feuilles de papier de même dimension, placées bord à bord, sont d’abord posées alla prima des masses colorées aux contours irréguliers, à l’aide de pinceaux chinois trempés dans des pigments dilués. Taches, éclaboussures et larges traînées, obtenues par écrasement ou aspersion, en inclinant diversement le pinceau ou en le faisant tourner d’une rotation rapide du poignet, traduisent la maîtrise du geste, lancé et délié, tout autant que sa retenue et son caractère décisif. La peinture, réduite à sa plus simple expression, se fait dessinatrice. Contrairement à l’ordre traditionnel des pratiques, vient ensuite le travail avec les crayons à mine de plomb, secs ou gras, et les bâtonnets de graphite, durs ou tendres. Un réseau de traits fins un peu tremblés est installé : ils soulignent, enserrent, délimitent des bandes ou définissent de nouvelles zones. D’autres directions sont suggérées, d’autres équilibres sont créés. Certaines surfaces sont remplies par frottement des mines sur la tranche. Selon que la pression de la main est plus ou moins forte, les gris sont diversement modulés. Il en résulte des flous, des contrastes, des turbulences et des obscurcissements, mais aussi des effets de voile, de grain et de brillance.
« La spontanéité qui dans l’écriture n’est plus »(2) est ainsi retrouvée et accordée au rythme et au mouvement de la vie, à son souffle et à son phrasé.
Entre les plages colorées ou grisées, du vide est ménagé. Le rôle accordé à la réserve est essentiel. Vide, réserve, ces termes sont mal choisis, car ils disent l’absence ou le retrait, alors qu’il faudrait exprimer le dynamisme de ce qui révèle la tension courant d’un trait à l’autre et circulant entre les formes. De fait, la réserve n’est pas une résultante, mais la donnée première: la feuille blanche contient les virtualités que l’énergie du geste libère et c’est sa résurgence qui donne aux lignes leur orientation et aux formes leur densité. En sorte que chaque trait est une trace vibrante, quoique la main dessine à l’aveugle, ignorante qu’elle reste, malgré l’exercice, de ce qu’elle va construire. Entre les feuilles, des coupures par-dessus lesquelles le regard saute pour accompagner jusqu’au bout les traits et compléter les formes. Ces scansions répliquent les brèves suspensions du geste : le mouvement qui, en se déployant, a franchi les bords est ainsi ressaisi.
L’œuvre est une et plurielle, véritable polyptyque ou peinture en plusieurs plis. Chaque module est une entité autonome qui, dans ses limites, ouvre un espace singulier mais qui, une fois rapproché des autres, prend sens dans un ensemble plus vaste. La structure étage et juxtapose les surfaces et, dans le même temps, les articule les unes aux autres. L’appréhension peut en être polyphonique ou prendre la forme d’un cheminement ponctué par des pauses, plus ou moins long et sinueux, suivant que l’œil se déplace de gauche à droite, de droite à gauche, depuis le centre jusqu’aux extrémités, selon l’horizontale ou la verticale. Littéralement temporalisé par ce vagabondage, le regard expérimente sa liberté tandis que dans sa double modalité, simultanée et successive, il est mis à l’épreuve de son déséquilibre et de sa finitude.
Si l’on veut à ce propos parler de lecture, c’est à la condition de reconnaître l’aventure et l’indécision d’une expérience mouvementée, qui met en jeu l’intellect comme la sensibilité dans toute sa dimension corporelle. Et, si l’on compare le subtil et délicat travail de Cécile Donato Soupama à une écriture, c’est pour dire la singularité d’une exploration, conduite avec grande économie de moyens, mais portée par le désir qui engage l’être tout entier, d’atteindre une autre forme d’expression et de communication, tout à la fois concise et suggestive.

Sabine Forero Mendoza. Agrégée de philosophie, docteur de l'EHESS. Paris, 2013


1. Paul KleeThéorie de l’art moderne [1964],« Philosophie de la création »,,
2. Henri MichauxÉmergences-Résurgences, « Les sentiers de la création »,

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