Comment parler...

Tumultes, 2012.
Photographie, Jaïr Sfez, Paris.


Comment parler le moins mal possible de la peinture, de tel tableau ?

Donc, parler de la peinture de Cécile. Une proposition.
Il me semble que ce que je ressens face aux tableaux de Cécile, c'est quelque chose qui renvoie à des mots séparés et qui, d'ordinaire ne fait pas partie du même champ. Quelque chose comme « choc », « joie », « splendeur », « déchirement », « assurance malgré tout ».
En tout cas, d'abord le choc, le sens-force qui s'impose sans représentation ni paraphrase.

Il peut y avoir, en particulier chez Cécile, la violence du trait, du mouvement. Surtout, s'agit-il des pulsions (ou des « représentants de pulsions ») ? Il me semble plutôt que les couleurs ont ici leur force propre, dont on ne peut dire si elle est interne ou externe, de la « psyché » ou du monde...

Dans l’ensemble de ces tableaux se manifeste un paradoxe, qu'on retrouve sans doute dans d'autres oeuvres, mais qui me semble particulièrement sensible dans la peinture de Cécile : la violence du choc n'empêche pas qu'on soit « bien » dans ces tableaux, qu'ils ne nous repoussent pas.
Je serais quand même étonné si quelqu'un trouvait cette peinture « mièvre », « petite » ou « jolie ». D'autres qualifiants me sembleraient hors pertinence : « raffinée ». « Élaborée » en revanche, oui. 

Peut-être que je peux me risquer à dire que Cécile a trouvé une voie plus assurée que dans des oeuvres plus anciennes, celles par exemple où le figural entrait en relation de conflit plus ou moins provocant, humoristique à un discours qui pouvait, plus ou moins, apparaître comme définition. Ici davantage le visuel comme tel impose la loi de son mouvement, dans une totalité conflictuelle, dynamique, que justement manifeste bien le titre Tumultes.

Il y a ici le mélange de  fidélité à soi et d’irruption qui caractérise le style. Avec, corrélativement, le temps qu’il faut à chacun pour trouver – peut-être jamais – son style.
Une parenthèse : une question m'est venue. Peint par une femme ? C'est sans doute une question absurde. D'abord parce qu'on sait que Cécile « est une femme ». Ensuite parce qu'il y a autant de façons diverses d'être femme qu'homme. Si on se fie aux caractéristiques fâcheusement attribuées aux femmes (sans doute un peu moins maintenant que la place des femmes évolue – lentement – dans la société), elles ne s'appliquent évidemment pas ici.
Mais surtout, cette question risque de présupposer que l'oeuvre serait un moyen de manifester un sentiment, une façon d'être qui existerait par ailleurs. Ou alors, faut-il parler de « féminité aventureuse » ? Après tout, on peut demander à l'intéressée.

Reste qu'on peut douter qu'il y ait une bonne façon de parler de ce qui amène quelqu'un à être ce qu'il est, faire ce qu'il fait, surtout quand il s'agit de créer une oeuvre en grande partie autonome par rapport au style quotidien de l'auteur (e). Cela ne relève évidemment pas du projet explicite. Mais gagne-t-on quelque chose à évoquer « l'inconscient » ou l' « anima », comme me le suggère Cécile face à la difficulté de trouver un « bon mot » ? Peut-être est-il préférable de parler, toujours selon la suggestion de Cécile, des capacités du corps, spécifiquement de la main, de la mémoire, ou des mémoires, tous « ouverts » ou « potentiels » qui ne peuvent s'actualiser sous une forme assignable que, justement, dans la création d'une forme (ici tableau, ailleurs chant ou...).
Sans doute le fait que Cécile donne un titre à ses tableaux fait-il partie justement du « retour discursif », qu'on vient d'évoquer. J'ai posé la question à Cécile et je me permets de citer ici ce qu'elle m'a répondu : « les titres sont souvent des références à des hommages, Saviano, Impastato, Xiaobo... mais pour être sincère, j'ai l'impression que mes titres ont une fonction seulement didactique, un souhait d'être comprise, en tout cas de situer le contexte. Mais au fond, souvent le titre perturbe, j'aime ce décalage, que cela reste énigmatique, étrange.
Quelque part garder sa part de mystère, voir même sa part d'autisme...
Oui, la peinture me donne cette sensation parfois, qu'elle me porte, qu'elle me mène où elle veut. Souvent j'en comprends le sens et la cohérence bien après.
L'action de peindre, en train de peindre, je l'associe à une espèce d'inconscience éveillée qui nous échappe ».
Dans ces propos de Cécile, ce qui me frappe, c'est d'abord l'ensemble des mouvements discursifs, des approximations successives. Et puis, je suis illuminé par la formule « inconscience éveillée qui nous échappe » : le choc que donnent ces tableaux n'a rien à voir avec une intention consciente de l'auteure que nous devrions saisir. Et, corrélativement, si « dire » peut contribuer, avec un peu de chance, à la façon dont l'oeuvre fait sens /effet/ choc, nous donne à penser, cela n'implique pas  que le discours puisse donner la « vérité de l'oeuvre ».

Pour finir

Peut-on dire quelque chose de spécifique du moment où on est pris dans la contemplation d'une oeuvre par opposition aux « occupations courantes de la vie » ?
On peut, sans doute, parler avec Max Weber d'un « désenchantement du monde », dans le monde scientifique-technique-bureaucratique-dominé par l'argent comme par le quantifiable dans lequel nous vivons. Faut-il dire alors que la contemplation de l'oeuvre d'art rend possible – pas nécessaire –  un certain « réenchantement du monde » ? Mais quel sens exact pour cette formulation ? Il ne s'agit sûrement pas d'un retour à un supposé monde « magique », plutôt quelque chose comme une façon de ne pas séparer « apparence » et « réalité », comme tend toujours à le supposer la volonté d'expliquer. Et puis, ce n'est pas une spécificité de la peinture. Un film, un moment musical, un poème peuvent aussi « réenchanter ». Tout comme  une promenade en forêt ou dans la ville qui dort. « Réenchantement » ne prendra alors du sens que si la relative spécificité de telle façon de réenchanter peut être cernée. Peut-être alors la peinture actuelle est dans le paradoxe : être sorti du religieux, mais comme le religieux, « célébration », célébration du monde et de la force du sensible. Et cela, d'autant plus qu'elle ne cherche pas à représenter.  

Et puis, outre les formes de désenchantement dont il vient d'être question, je ne sais pas si c'est un trait personnel, mais je ressens de la lassitude à l'égard d'un monde où l’on parle trop. Peut-être que le réenchantement du monde se fait justement grâce au silence, au fait que nous ne sommes pas obligés de parler, que la peinture (telle peinture) nous oblige à nous taire (et, par parenthèse nous fait sortir aussi de l'excès des images d'actualité et-ou de publicité). Peut-être que c'est l'affinité profonde entre la peinture de Cécile et le silence, le fait qu'elle ne raconte rien qui fait sa capacité de réenchantement. Un peu comme, hors de toute pratique religieuse, le cloître nous fait sentir la vertu du silence. 

On a essayé d'évoquer le style d'une oeuvre. Mais les choses sont sans doute un peu plus compliquées. Il y a plutôt des styles et la distance dans le dialogue entre ces styles : style de l'oeuvre, style de telle réception, style de tel discours sur, style de réception de ce discours. En tout cas, si une oeuvre picturale peut s'imposer, un discours est sans cesse à reprendre. Est-ce donc, une fois le discours tenu, on va « mieux regarder » le tableau ? C'est possible, ce n'est pas certain.

Frédéric François, philosophe. Paris, Mai 2011.

 




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